Je publie ce jour une interview de moi-même concernant l'intérêt des médecins français pour le web et les perspectives de l'e-santé. Les questions ont été proposées par Guillaume Marchand, interne en psychiatrie, qui a, de son côté rédigé quelques synthèses de sessions après la conférence Doctors 2.0 & You.
GM Comment qualifier l'investissement de l'espace web par les médecins? Et plus largement de l'espace numérique ? Pourquoi selon vous ?
DS Il faut d'abord rappeler qu'il n'y a pas un comportement, mais des comportements. Certaines personnes continuent de dire que LES médecins français ne sont pas connectés. C'est nier tout le chemin parcouru. Tous ne marchent pas dans la rue le regard rivé sur leur iPhone, d'accord. Mais cette diversité va de quelques médecins proches de la retraite encore réfractaires à ceux qui s'en servent pluri-quotidiennement (la majorité) et encore à d'autres qui sont tellement engagés qu'ils créent leur site voire une application mobile. La consommation digitale varie aussi en partie selon les besoins de la spécialité et du mode d'exercice. Les outils de base des médecins se ressemblent néanmoins : Ils vont Googler pour la recherche d'information, tout en ayant un penchant pour certain sites de référence. Ils s'intéressent beaucoup au médicament sur le web, par des logiciels de prescription et sur des applis mobiles, et sans oublier le suivi des congrès et les calculs médicaux. Puis, à chacun ses méthodes pour correspondre avec les confrères : email, forum, communauté... Dans la courbe de l'adoption de l'innovation dans un pays, le niveau de formation est le premier facteur. Le second est le développement économique et le prix des offres. La France dépasse les 70% d'internautes et les médecins ne peuvent pas être en bas de l'échelle de l'équipement. Ce n'est pas logique. Depuis le début du web, des médecins s'y sont lancés à corps perdus et même à un âge avancé, en y voyant l'intérêt professionnel. En suite, certains se sont informatisés grâce aux crédits fournis dans le cadre des Ordonnances Juppé et de la télétransmission. D'autres ont pu avoir eu leur premier accès à l'hôpital. Les syndicats et sociétés savantes ont depuis longue date leur site web. Orange, à l'époque au nom de Wanadoo (France Telecom), proposait les premières offres aux médecins. Aujourd'hui, il y a beaucoup d'offres, et les médecins sont connectés au travail, chez eux et par leur mobile.
GM On connait bien les craintes des médecins liées à l'usage du web, relevant souvent de fantasmes. Que diriez vous aux jeunes générations de médecins ?
DS. Je ne me fais pas trop de souci pour la jeune génération de médecins, sur le plan du web. Ils apportent à leur profession les avantages de leur époque. D'abord, en termes de communication avec les patients, ils seront plus ouverts à l'idée de la relation partenariale que de nombreux patients souhaiteraient vivre. Puis, le maniement des outils ne pose aucun problème. Ne serait-ce que pour aller à Fac, il a fallu que leur demande passe par le web. Ils ont tous des smartphone... Là où ils ont peut-être des choses à apprendre, c'est au niveau de la gestion de données confidentielles. Mais, c'est d'abord une habitude à prendre...
GM. Quels sont les freins à l'implantation des médecins sur le web santé en France ?
DS Nous venons de voir que les médecins s'en servent du web. Mais si par web santé, on entend vivre dans un monde où l'e-santé est courante, avec le dossier médical numérisé partout, la télémédecine quand il le faut, ... ces freins sont, pour beaucoup, économiques. Comment est-ce que le web s'inscrit dans le "business model" du médecin ? Il n'y a pas de réponse à cette question fondamentale et qui va varier fortement entre l'hôpital et un cabinet libéral. Puis sur le plan pratique, à l'hôpital, l'équipement n'est pas partout à jour. Il n'y a pas de poste pour chacun. Il y a des problèmes de pare-feu, des lenteurs d'accès aux pages, une difficulté pour transmettre des fichiers lourds. En ville, la mono-installation ne favorise pas l'évolution des matériels. Il n'y a pas de mutualisation des frais, ni de la réflexion en commun.
Un deuxième sujet pourrait être celui des médias sociaux. Sur Twitter, les rares médecins à s'activer le font majoritairement sous pseudonyme. Nous en avions publié une étude. Il existe sur Facebook quelques implantations professionnelles, mais les groupes peuvent être secrets. Donc, difficile à dire combien. Ceci dit, les médias sociaux toutvenant ne sont pas dénués d'intérêt et cela va augmenter avec l'arrivée des futurs médecins. Voici un autre de mes billets qui en parle. Quant aux communautés professionnelles en France, l'offre est multiple et grandit. Elle est même peut-être à ce stade excessive. Cela ne veut pas dire qu'une bonne idée ne puisse trouver sa place. Mais il faut surveiller de près cet espace.
GM Qu'en est il à l'étranger ? Doit-on parler d'exception française ou latine ?
DS Ce n'est pas tant un problème de culture mais de la taille du pays, de l'organisation du système de soins, et du modèle économique. Ce qui compte n'est pas l'informatisation des seuls médecins, mais du système de santé et des patients. Quelques exemples dans le monde nous montrent qu'il est possible de le faire, d'installer une e-santé à grande échelle, mais aucun n'a dépassé les dix millions de patients, tout en conservant un résultat proche des 100%. Si l'on veut parler des "Latins", il y a, grâce en partie aux subventions par la Communauté européenne, des endroits dans les pays du sud de l'Europe, où des pilotes très intéressants sont menés, démontrant qu'il n'y a pas de culture réfractaire. Les Etats-Unis sont le parangon du web, grâce aux firmes qui émergent de Silicon Valley, mais le web santé aux Etats-Unis n'a pas produit d'énormes succès professionnels, car le système de soins est trop fragmenté. Les plus grandes communautés virtuelles de médecins dans le monde sont en Chine. Plusieurs millions de médecins sont actifs en ligne dans ce pays où la population est au moins vingt fois celle de la France.
GM En tant que Présidente de Basil Strategies, vous rencontrez beaucoup de projets internet médicaux. Quelles sont les clés de la réussite ? Quels leviers (temps, argent, administriatif...) sont à lever proritairement pour vous ?
DS Si vous parlez d'une start-up, les clés du succès ne sont pas spécifiques à la santé. Il faut avoir une idée et cette idée doit pouvoir bénéficier d'économies d'échelle. On dit "scalable" en anglais. Pour y arriver, il faut le concept plus son développement informatique, et au risque de me répéter, un modèle économique valable. Les investisseurs désirent voir la preuve de la validité du concept (proof of concept) avant de s'y mettre...Et même cela ne garantit pas le succès futur de l'entreprise. Regardez le nombre d'entreprises qui brûlent le cash avancé sans jamais arriver à complètement voler de leurs propres ailes. Puis vous avez des exemples comme Facebook qui pensait qu'il suffit de capter son public d'abord et de rechercher le modèle après. Et maintenant qu'il est côté en bourse, sa valeur baisse parce qu'il n'a pas convaincu de sa croissance future. En plus, dans la Santé, les concepts d'investissement ne sont pas les mêmes que dans le privé et cela rend plus difficile le succès. Qui veut et peut payer dans la Santé ? C'est depuis toujours une question clé. Lorsqu'on trouve la réponse, l'e-santé avance, même en France, à grande échelle. Citons deux exemples. 1) La Cnam est passée à la télétransmission pour des raisons économiques. C'était quelque chose d'inimaginable au départ. Et la Cnam ne s'est pas arrêtée là. Compte tenu de l'importance des maladies chroniques, elle va continuer à avancer sur ce chemin, même si c'est difficile. 2) Il faut citer le dossier pharmaceutique qui montre qu'une profession déterminée à investir peut aussi faire quelque chose. Et comme aucun acteur ne peut réussir seul dans la Santé, il faut espérer que les connexions entre les acteurs vont continuer à se construire...
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